Le téléphone a sonné. Il y a eu un malentendu. Laurel arpente les rues de Montréal dans l’après-coup d’une rupture amoureuse. Elle erre, ou elle fuit. Elle fréquente les terrasses, les appartements des amis, les fêtes dans l’espoir d’une rencontre signifiante. Elle s’étourdit, se mêle au bruit ambiant, se frappe à l’absurdité des paroles creuses. Au cœur de la nuit, elle capte une musique qui pourrait la ravir.
Extrait
Ce soir, Andreas est là, à ma porte.
Je résiste à la tentation de lui faire jouer un rôle dans mon psychodrame. Je m’empêche de voir sa présence comme un soulagement. Pire, une solution.
Je vais le rejoindre. Il fume un joint. Il me le passe.
« Tu veux qu’on entre? »
Je ne dis rien.
« Comme tu veux. »
On fume, on demeure silencieux. Il passe sa main dans mes cheveux. Je ne dis rien.
Andreas dit : « Je ne t’attendais plus. Je ne sais plus depuis combien de temps je suis assis ici. » Il s’arrête. Il reprend : « Assez longtemps pour avoir oublié l’heure. » Il enchaîne avec un propos plus général : « Je me rends compte que je passe beaucoup de temps sur les balcons. Je regarde dehors. Je regarde la vie passer. Les passants. Et, très vite, je suis envahi par un ennui flou. Une sorte de regret ou de remord me prend, m’occupe, et je ne sais pas de quoi je m’ennuie exactement. Comme une noirceur. Un état flou. Et je ne sais plus comment ça a commencé. »
Je comprends.
C’est aussi peut-être le joint. Mais je ne dis rien.
« Je reste assis, sans plus aucune autre volonté que de rester assis. Je me sens comme ces gens âgés qui se bercent sur leur balcon à longueur de journée. Et tout d’un coup, ça ne m’apparaît plus étrange. C’est peut-être la fin d’une urgence. Ou d’une pulsion. L’angoisse qui vient avec quand ça s’incarne. »
Il fume.
« J’ai peut-être atteint le niveau de contemplation de certains animaux de compagnie. L’état qu’on confond, en fait, avec un ennui mortel, quand on projette sur les bêtes nos questions irrésolues. »
Je fume.
« Anthropomorphisme. »
Il reprend le joint.
« À longueur de journée. De long en large. Laurel. »
Il fume.
« Tu savais que la lettre L, morphologiquement, en linguistique, est associée à l’espace. Loin. Long. Longer. Longing. »
Je dis à Andreas qu’il parle beaucoup. Il rit en guise de reconnaissance. Il repasse sa main dans mes cheveux. Je sens que son geste me demande quelque chose, confusément.
Je ferme les yeux.
Je repense à Jon. J’aimerais mieux pas, mais je n’y peux rien, je repense à cette rencontre et je ne me sens pas bien. Ça ne passe pas. C’était un rendez-vous manqué. Un moment que j’aimerais effacer. Ou bien reprendre entièrement. Un moment qui reviendra sporadiquement, par flash. Inévitablement, ça reviendra. Ça me poursuivra jusqu’à ce que je ressente de nouveau quelque chose pour Jon. Quelque chose de définitif, de l’ordre de la tendresse ou de la haine. Quelque chose qu’on arriverait à nommer. Je ne sais pas. Je ne sais plus.
Quelle fatigue, tout à coup.
Une chose sensée, les gestes à poser, les mots à dire se déterminent-ils selon l’affect approprié? Cette histoire se résoudra-t-elle si je trouve le bon sentiment?
Quelle fatigue.
Plus j’y réfléchis, plus il m’apparaît clair que ma vie, somme toute banale, est une affaire compliquée de goût et de dégoût, d’envie et d’abjection, de gens et de lieux qui m’attirent ou me rejettent.
Je ne me sens pas bien, ça ne passe pas.
Je couvre mes yeux de mes mains pour tout recouvrir de l’image qui me reste de cette soirée. À l’envers de ce qui m’est discernable persiste l’espace négatif duquel se détache cette histoire morte.
L’inquiétude s’agrège.
On en parle
« Étrange héroïne que Laurel, qui nous fait vivre l’indifférence d’une relation raté, ses questionnements identitaires, ses besoins silenciés, ses envies non-identifiées, ses errances physiques et émotionnelles. Certains passages m’ont particulièrement marqué, notamment toutes les réflexions sur ses relations, tant par le style, fort de sensibilité et de franchise, que par le contenu. Un roman somme toute intriguant à découvrir »
– Annick Lavogiez, Page par Page